CALLOT
(Émile).
Ambiguïtés
et antinomies de l'histoire et de sa philosophie.
Préface
de Fernand Braudel.
Paris, Marcel Rivière et Cie,
1962.
In-8° (145 x 227 mm.) broché, 391 p., (collection « Bibliothèque
Philosophique »), exemplaire en bon état.
Introduction :
Depuis
une vingtaine d'années nous assistons à un véritable
engouement pour les études historiques, qui se manifeste
dans notre production littéraire par la parution de deux
sortes de travaux. Ce sont d'abord des œuvres proprement
historiques, soit de grande érudition et de haute valeur
scientifique, soit de vulgarisation agréable et souvent,
quoi qu'on dise, assez honorables. Ce sont ensuite des réflexions
sur l'histoire, conduites selon la double voie toujours vivace
de la critique philosophique de l'esprit historique et de la
philosophie de l'histoire. C'est de cette seconde sorte de travaux
que nous nous occuperons ici. Leur nombre va chaque jour croissant,
et malgré le désir qu'on a d'en connaître
le plus possible, il n'est pas certain qu'il soit possible d'en
faire un complet inventaire et une lecture sérieuse également
soutenue.
Mais ce qui frappe dans cette production, c'est
sa complète incohérence. « On voudrait,
disait H.-I. Marrou au VIe Congrès des Sociétés
de philosophie (L'homme et l'histoire, p. 3), travailler
à la mise en ordre d'une pensée anarchique dont
le désordre peut compromettre la fécondité.
La période que nous vivons est caractérisée
par l'absence d'un principe unificateur, d'un idéal commun ;
les idéologies les plus diverses se développent
côte à côte. C'est précisément
le cas pour l'histoire. » Sans doute doit-on se féliciter
de voir autour de cette science autant d'intérêt
se manifester de la part des philosophes et des historiens, et
admirer la liberté et la variété des thèses
tour à tour soutenues, combattues, reprises et rejetées.
Mais si de la discussion, dit-on, jaillit la lumière,
de celle-ci, semble-t-il, ne résultent que ténèbres
et confusions. Les philosophes de métier mais historiens
d'occasion, les historiens de profession mais philosophes par
accident, qui se recontrent en ce champ clos des idées
générales sur l'histoire, ne parlent pas le même
langage, et c'est là une première difficulté.
Hardiment, ce qu'on tenait pour les bases assurées de
la certitude historique ou de la vérité philosophique,
est successivement et massivement attaqué avec des armes
inégales. Puis, dans l'ardeur du combat, dés formules
sont lancées, qui semblent tout régler, mais laissent
tout en suspens. Ainsi, a-t-on dit, le fait historique n'existe
pas, il est pulvérisé ; alors, demande-t-on,
quel est l'objet de l'histoire ? Ailleurs un historien s'attache
à montrer qu'il y a des lois en histoire, mais que ce
sont des lois très spéciales, particulières
au temps et au lieu, individualisées, évanescentes,
concernant des possibles, etc. ; peut-on alors parler encore
de lois ? Et ainsi indéfiniment les questions de
principe et même de définition sont remises en cause
sans qu'on en tire un très grand profit. Dans un livre
vraiment synthétique et clairvoyant H. Gouhier situe exactement
le problème de l'histoire de la philosophie, ses conclusions
peuvent être reprises, prolongées, la mise en équation
du problème est magistrale, et il semble qu'on ne puisse
s'y dérober. Huit ans plus tard une douzaine de philosophes
reposent la question pour leur compte et, indépendamment
du fait que ces douze monologues ne tendent à aucune synthèse,
l'ouvrage d'H. Gouhier n'est même pas cité et visiblement
n'a joué aucun rôle dans ces douze méditations
divergentes. Nous pourrions multiplier les cas à l'infini,
et mettre un exemple et une œuvre en face de chacun d'eux.
Mais en ce lieu et sous cette forme ce serait ouvrir une polémique
par trop arbitraire, et nous aurons l'occasion au cours de ce
livre de retrouver certains d'entre eux.
Dans cette situation, objectera-t-on, pourquoi
ajouter à cette masse proliférante un ouvrage de
plus et augmenter la confusion générale ?
Ne serait-il pas plus prudent de laisser peu à peu se
décanter toutes ces idées et s'éliminer
d'elles-mêmes une bonne part d'entre elles dans les progrès
et une meilleure conscience de la science historique ? Ce
serait sans doute la sagesse même, si notre dessein n'était
que d'ajouter à la discussion, de prendre partie pour
une thèse ou pour une autre, de procéder à
des critiques et, somme toute, de prolonger les querelles idéologiques.
Mais notre but est différent. Nous voulons plus modestement
essayer de voir clair dans quelques questions si diversement
agitées, voir clair en définissant des concepts,
eu classant des points de vue, en confrontant des opinions, et
surtout en comparant le tout au « sens historique »
profond et solide qui continue à animer l'histoire et
à inspirer, au-delà de ces réflexions à
son propos, ceux qui persistent à écrire une histoire
toujours plus précise, objective, documentée, et
aussi sensible aux grands courants, aux causes cachées,
aux lents mouvements des na-tions et des âmes des peuples,
en un mot réellement philosophique. C'est toujours en
référence à ces travaux, qui représentent
la vraie histoire, la seule science du passé humain, que
nous avons pensé les problèmes agités par
la philosophie critique et dogmatique de l'histoire. C'est, en
quelque sorte, la défense de cette histoire que nous voulons
prendre contre les considérations hautement spéculatives
dont on l'accable, et qui finissent par la défigurer totalement.
Une véritable philosophie scientifique, c'est-à-dire
une épistémologie et une méthodologie sérieuse,
n'est pas une métaphysique à propos d'une science ;
c'est une réflexion sur cette science telle qu'elle est
donnée comme science, et qui cherche à découvrir
les raisons et les limites de sa confiance en elle-même,
de sa croyance en la vérité. Selon les enseignements
de Brunschvicg, Goblot, Lalande et de tous ceux qui ont fait
sur les sciences de la nature un travail sérieux,
nous pensons que c'est sur l'histoire et dans l'histoire telle
qu'elle s'offre à nous dans ses plus parfaites réalisations
présentes, qu'il faut découvrir ce qui légitime
son titre de science et garantit sa valeur. On n'empêchera
jamais le métaphysicien de s'occuper des événements
du passé, objets de l'histoire, mais on peut lui demander
de respecter ce que cette science comporte de vérité
sur son propre plan de connaissance empirico-rationnelle, quitte
à n'en faire aucun usage et à la dédaigner
comme inférieure. Du moins le métaphysicien le
fera-t-il en vertu de ses propres principes. Mais ce qu'on comprend
mal, c'est qu'à propos de l'histoire tant d'auteurs se
découvrent métaphysiciens, et ne prennent l'histoire
comme tremplin de leur pensée que pour mieux se retourner
contre elle et l'écraser sous des vues supérieures,
qui demeurent en elles-mêmes bien fragiles.
Laissant de côté ces superstructures
idéologiques plus ou moins bien équilibrées,
nous en revenons platement à l'histoire qui se fait et
qui est là, dans ces œuvres de G. de Reynold, de
J. Pirenne, de R. Grousset, de F. Braudel, de M. Grenard, dans
ces vastes collections historiques, dans celle enfin que défend
et illustre la haute mémoire de Lucien Febvre, et nous
nous demandons simplement comment cela est possible : quelles
méthodes, quels principes sont inclus dans ces écrits,
qui pour nous sont l'histoire ? Tout ne peut être
dit, quelques points seuls seront retenus, mais qui, par l'esprit
de respect à l'égard de la tâche et du contenu
historique dans lequel ils seront traités, suffiront.
Par exemple, ce seront les problèmes de la structuration,
de la périodisation, du système des sciences historiques,
de leur degré de certitude, de leur utilisation pour la
prévision de l'avenir proche et lointain. D'ailleurs les
manières d'aborder de telles études seront préalablement
classées dans un éclaircissement du vaste programme
de philosophie de l'histoire, des ambiguïtés et des
antinomies qu'il enferme. Ensuite une application en sera faite
à deux histoires spécialisées, celle des
sciences et celle des doctrines. Si la première ne soulève
guère d'opposition, la seconde par contre est un terrain
brûlant par les polémiques qu'elle soulève,
et un terrain contesté par la rencontre de deux sortes
d'esprits. Si d'une part les philosophes s'interrogent sur leur
histoire, de l'autre les historiens hésitent à
s'y intéresser. Il en résulte une situation des
plus confuses et assez difficile à débrouiller.
Mais l'esprit de l'histoire finit sans doute par imposer ses
droits. En dernière instance, puisqu'une métaphysique
de l'histoire est toujours renaissante, nous la laisserons s'exprimer
dans un de ses sytèmes récents, et le lecteur conclure
sur une telle entreprise.
Tel est le but et tel est le plan de ce livre
que nous avons voulu le moins dogmatique possible, éloigné
de toute polémique et au plus proche de son objet, qui
est, non pas la métaphysique, mais tout d'abord l'histoire
et une réflexion sur l'histoire. C'est ce que nous demandons
au lecteur de ne pas oublier dans son jugement final, que nous
souhaiterions être celui-ci : les problèmes
que pose l'histoire sont résolus par sa propre édification,
il suffit d'en prendre conscience et de donner à ces solutions
une consistance logique. Alors se dissipent bien des ambiguïtés
et se résolvent bien des antinomies.
Au reste, nous ne nous faisons pas d'illusion.
Si ambiguïtés et antinomies il y a, elles sont bien
plus pour ceux qui réfléchissent sur l'histoire
que pour les historiens eux-mêmes, qui continuent comme
par-devant leur labeur quotidien. Consolons-nous en lisant ces
lignes d'un historien, théoricien un peu désabusé :
« Quelle importance pratique peuvent avoir pour un
historien ces réflexions sur le rôle des lois et
du hasard en histoire ? Nous ne croyons pas que des théories
puissent facilement changer la manière d'étudier
et d'écrire l'histoire. Espérons tout de même
que nos pensées ne seront pas inutiles aux historiens.
Et si cette étude sur les méthodes était
même dénuée de toute conséquence utilitaire,
nous croyons que ce sujet valait la peine d'être traité
en soi. La science historique, en tant que sujet d'étude,
présente autant d'intérêt que n'importe quel
autre événement de son répertoire. »
(A. Choulgine, L'histoire et ta vie, p. 206).
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